Naissance et Évolutions des Traditions

Avant-propos

Le but de ce texte n’est pas de discuter de la pertinence des Traditions aux Arts et Métiers aujourd’hui, encore moins de faire part d’une opinion sur ce mouvement de pensée et ce mode de vie.

Les Traditions ne se limitent surtout pas à la seule période de leur transmission, sinon cette période n’aurait pas de raison d’exister. Cette réduction se trouve trop souvent dans les textes.

À une époque où seule l’apparence et la forme comptent, et donc où les Traditions sont vivement critiquées quant à leur aspect « médiatique », il convient de se recentrer sur les valeurs gadzariques elles-mêmes.

Il s’agit ici d’expliquer, de montrer par l’énoncé de faits historiques et donc indiscutables, ce qui a fait naître le mouvement des Traditions et les influences qui ont déterminé leur évolution.

Cette plaquette est destinée en priorité aux jeunes Gadzarts qui, placés au cœur même de ce phénomène, doivent en connaître l’histoire pour mieux le comprendre.

Introduction

La tradition est la transmission de doctrines, de légendes, de coutumes sur une longue durée. C’est une manière d’agir, de penser, transmise de génération en génération.

Les traditions sont les moyens dont dispose la tradition pour permettre à une communauté de se reconnaître, d’affirmer au-dedans comme au dehors son appartenance identitaire.

À travers ces deux définitions, Histoire et Traditions sont absolument indissociables. Pour analyser le phénomène des Traditions aux Arts et Métiers, il ne faut pas les distinguer des sources dont elles se sont inspirées. À partir d’un événement « créateur », des phénomènes sont venus modifier, faire évoluer un mode de vie qui s’est transformé avec le temps en Traditions sans en changer radicalement le mode de pensée (sinon, nous ne parlerions pas de Traditions, qui impliquent une certaine continuité), mais en les enrichissant de valeurs nouvelles.

À tous les élèves d’aujourd’hui, une question simple s’impose : d’où viennent les Traditions des Gadzarts ?

À la suite du mouvement des Lumières, matrice originelle, plusieurs sources d’influence peuvent être mises en évidence : le compagnonnage, l’inspiration religieuse, le mode de vie militaire et surtout la culture ouvrière.

La source des Lumières

En 1780, le duc François-Alexandre-Frédéric de Liancourt, qui deviendra en 1792 duc de La Rochefoucauld-Liancourt, crée dans sa ferme de La Montagne une école pour instruire les orphelins de son régiment. Le duc, très lié aux philosophes de l’époque, inculquera à ses élèves une culture humaniste inspirée des Lumières.

L’influence des philosophes

Le duc est un homme de l’Encyclopédie, admirateur de l’industrie anglaise et du progrès technique. Il côtoie les Lumières dans les salons de sa tante, la duchesse d’Enville, où se réunissent les hommes les plus distingués dans les sciences et lettres, les étrangers les plus illustres et les hommes d’État les plus indépendants. Il en retient le goût pour la science appliquée « aux arts et métiers ». Il sent que toutes les idées émises doivent déboucher sur le concret. Par exemple, pour l’enseignement, il veut que le raisonnement vienne en aide à la pratique, en joignant « l’habileté de la main à l’intelligence de la science ».

C’est en matière d’innovation sociale que la personnalité du duc se dégage le plus. Son ouverture d’esprit le place en prise directe avec toutes les idées neuves du XVIIIe siècle : progrès humain fondé sur la raison et la laïcité, exaltation du travail et réussite méritocratique. Diderot, Condorcet, Quesnay, Youg, Turgot, sont autant de philosophes dont les idées lui sont familières. Il adhère à la théorie de Quesnay, chef de file des physiocrates, dont la doctrine économique est opposée au dirigisme étatique et repose sur des notions d’ordre naturel de propriété et d’implication de l’État à la seule promotion de l’agriculture. Turgot préconisait également le libéralisme comme une stimulation de la production.

Député de la noblesse, le duc prend position en 1789 en faveur des idées révolutionnaires. Il préside même l’Assemblée nationale quand elle proclame lors de la célèbre Nuit du 4 août l’abolition des privilèges. Les excès de la Révolution l’obligent ensuite à émigrer aux États-Unis, mais il figure parmi les premiers nobles qui reviennent en France en 1799. Ses idées progressistes expliquent les trois disgrâces du duc sous trois règnes différents. Le scandale de ses obsèques (mars 1827), où la police de Charles X interdit aux Gadzarts (considérés comme des agitateurs politiques) de participer aux obsèques, illustre l’ampleur de l’opposition du régime de l’époque à ce personnage dangereux.

Des projets à leur réalisation

En 1775, le duc crée à Rantigny une tuilerie et une briqueterie. Dès 1780, il essaye la culture de la pomme de terre ; en 1788, il tente de détruire des jachères, si préjudiciables à l’agriculture française, en établissant dans ses domaines des prairies artificielles. Il fut un des fondateurs de la Société royale d’agriculture, instituée pour donner une direction scientifique au mouvement de régénération agricole, « pour venir au secours de la culture négligée des provinces éloignées ».

Concernant son projet social, le duc invente, en 1780, la sécurité sociale pour les ouvriers de ses entreprises de tissage et de faïence : 150 ans d’avance ! Puis au début du XIXe siècle, il fonde la Caisse nationale d’épargne pour favoriser la prévoyance et le goût de l’économie dans les milieux populaires. Une retenue d’un cinquantième est faite sur la paye des ouvriers et la masse d’argent ainsi amassée leur permet, lorsqu’ils tombent malades, de percevoir le tiers du prix du travail ordinaire. Propagateur du vaccin antivariolique, il réforme les hôpitaux en y introduisant un véritable esprit de gestion. Il propose un plan de réforme pour humaniser la détention et viser à l’amendement des prisonniers.

Enfin, concernant le projet qui nous concerne plus particulièrement, il ose prétendre que le savoir technique et le travail manuel peuvent servir de fondement à un véritable humanisme. Pour organiser son projet d’enseignement, il s’inspire de ses nombreux voyages entre 1776 et 1779 en Angleterre, pays montrant un intérêt certain pour les entreprises commerciales et industrielles. Sa volonté est de faire sortir la France de la routine professionnelle. Pour cela, il crée des ateliers de tissage et de faïences et fonde dans sa ferme de La montagne une école professionnelle copiée du modèle anglais, école qui portera en 1803 le nom d’école d’Arts et Métiers. Cette école est l’occasion pour le duc d’appliquer les grands principes qu’il défend. Il organise un enseignement pratique soutenu par le savoir théorique. Cet enseignement est sans cesse teinté d’humanisme. Ce sont d’ailleurs les hommes qui s’enrichissent de leurs connaissances mutuelles puisque la formation est d’une part dispensée par des professeurs, d’autre part, ce qui constitue une nouveauté, dispensée par les élèves les plus anciens : c’est ce qu’on appelle l’enseignement mutuel. Cette coopération entre élèves préfigure le parrainage d’une promotion à l’autre que l’on connaît encore aujourd’hui. De plus, le duc met en avant la valeur des arts mécaniques, l’élévation que leur pratique peut favoriser chez les classes les plus laborieuses. C’est la croyance dans le progrès des sciences et techniques qui marquera dès lors et jusqu’à nos jours les Écoles d’Arts et Métiers.

La source du compagnonnage

Durant près d’un siècle, de 1850 à 1950 environ, le mouvement du compagnonnage influence et alimente les Traditions aux Arts et Métiers. Cette inspiration est due d’une part à la ressemblance des deux formations, axées sur l’alliance de la théorie et de la pratique (on retrouve d’ailleurs chez les compagnons le terme « d’Arts et Métiers »). D’autre part, de nombreux chefs d’ateliers et ouvriers qualifiés de l’école sont eux-mêmes issus du compagnonnage. Ils exercent sur les élèves une influence importante.

Cette influence se retrouve à travers différents signes extérieurs et dans des pratiques et valeurs communes, comme l’entraide.

La formation

Tout d’abord, c’est dans la formation elle-même que l’on peut retrouver des similitudes. Le duc avait instauré, à la création de l’école, l’enseignement mutuel, basé sur la transmission du savoir de l’ancien vers le jeune. Cette transmission est à la base même de la formation du compagnon qui, lors de son Tour de France, rencontre les anciens qui se chargent de lui inculquer le savoir. De plus, ce sont les anciens qui jugent le travail du jeune compagnon, et par-là même, son aptitude à exercer le métier. Les deux formations se veulent très concrètes, proches du terrain.

Cet enseignement, chez les compagnons comme chez les Gadzarts, repose sur une initiation. Après un temps d’épreuves vient pour le jeune compagnon le baptême, le serment et le banquet.

C’est également dans la manière de penser la formation que ces deux mondes se rejoignent. Celle-ci ne peut être conçue que comme alliance de la théorie et de la pratique, alliance du corps et de l’esprit (d’autant plus qu’au XIXe siècle, les journées aux Arts et Métiers sont physiquement exténuantes).

Le langage

En ce qui concerne le langage, on retrouve à l’école les termes de « conscrit », « ancien » et « ex ». Chez les compagnons, ces termes se déclinent en « aspirant », « apprenti » et « compagnon fini » (l’accession à ce dernier grade étant conditionnée par la réalisation d’un « chef-d’œuvre »). Le compagnon ayant achevé sa formation est qualifié de « remerciant », tout comme l’on appelle archi un ancien élève des Arts et Métiers.

Le nom du Tabagn’s d’Aix en Provence, Kin, n’est pas sans rappeler la cayenne des compagnons, auberge réservée aux compagnons effectuant leur Tour de France et dirigée par une femme généralement assez âgée : « la Mère ». La coutume du Tour de France est attachée aux Pays d’Oc (Avignon, Aix, Toulon, Marseille, Nîmes, Montpellier, Béziers sont autant d’étapes du Tour de France), l’école d’Aix était toute disposée à recevoir le nom de Kin.

Au delà de ces ressemblances, les Gadzarts ont adopté très tôt un langage particulier afin de pouvoir discuter en secret et ne pas se faire comprendre par la strass : l’argot gadzarique ou argadz. Ce langage, pour la majeure partie des termes techniques, est emprunté au langage des compagnons.

Des pratiques communes

L’attribution d’une buque à chaque Gadzarts au moment du Baptême est empruntée au surnom des compagnons. En effet, ces derniers reçoivent un nom qui est composé généralement du nom de la province ou de la ville natale du compagnon suivi ou précédé d’un sobriquet traduisant la qualité qui le distingue. C’est ainsi qu’un compagnon tailleur de pierre pourra s’appeler la Sagesse de Fontainebleau, un compagnon charpentier Lyonnais le Courageux. La buque du Gadzarts traduit elle aussi sa personnalité puisque son choix lui incombe.

Ensuite, les compagnons disposent de deux symboles forts : l’équerre et le compas. Tous deux incarnent le compagnon fini, dans sa rectitude et son ancienneté. Les Gadzarts vont emprunter un de ces signes : l’équerre, ainsi que la symbolique qui lui est propre. Celle-ci, remise le jour des 508, est pour les Gadzarts symbole du chemin accompli et de celui à venir, mais aussi symbole d’ancienneté par rapport aux élèves de première année.

Enfin, la Clé d’Ex des Gadzarts peut être assimilée au chef-d’œuvre des compagnons. Ce chef-d’œuvre clôt la formation de l’apprenti compagnon, et l’obtention du titre de compagnon est conditionnée par la bonne réussite de cette épreuve. L’idée de la fabrication d’une Clé d’Ex par les Gadzarts provient des compagnons exerçant aux ateliers de l’école de Cluny vers 1895. Les maîtres ouvriers, anciens compagnons du Tour de France, partageaient leur savoir-faire pour la réalisation de la Clé. Celle-ci est également réalisée à la fin de la formation, donnant aux meilleurs éléments de la Promo l’occasion de montrer leur savoir-faire en matière de conception et de fabrication. C’est à l’origine même des Clés d’Ex qu’il faut remonter pour faire cette comparaison avec le « chef-d’œuvre ».

La source religieuse

Les écoles d’Arts et Métiers sont, pour au moins celles d’entre elles qui sont installées dans d’anciens lieux monastiques, soumises à une influence religieuse.

Cette influence ne provient pas d’une continuité de la doctrine. C’est plutôt le mode de vie imposé par les lieux auquel les élèves se plient.

Les élèves de Cluny étudient autour du cloître clunisien, les châlonnais sont hébergés dans le couvent de Toussaint et de la Doctrine, les angevins sous le clocheton de l’abbaye du Ronceray. Les ordres religieux qui les ont précédés sont différents et n’ont pas en eux-mêmes influencé l’élaboration et l’évolution des Traditions aux Arts et Métiers.

En revanche, les bâtiments, les conditions purement matérielles dans lesquelles sont logés les élèves influent directement sur leur vie. Par exemple, les hauts murs d’enceinte des abbayes participent à leur isolement.

La source religieuse, pour les écoles établies dans d’anciens lieux monastiques, a donc permis une adaptation locale des Traditions au contexte de vie.

La source militaire

Les élèves, depuis la création de l’école, sont placés sous l’influence militaire. Cela se caractérise par certaines valeurs et certains modes de vie, mais aussi par un folklore et une forme évocateurs de cette influence.

Un mode de vie militaire

Il faut remonter à 1780 pour trouver l’influence militaire à l’école. En effet, la ferme de La Montagne est destinée à recevoir les orphelins des soldats du régiment du duc. Plus que d’une influence, il s’agit à ce moment là d’une dépendance à l’égard de l’armée. Un uniforme est fourni à tous les élèves, conformément à la vocation sociale que le duc veut donner à l’école. L’inspiration militaire est donc immédiatement sensible.

Viendra ensuite la période napoléonienne instaurant un véritable régime militaire. Les élèves vivent en casernement. Le mode de vie est copié sur celui de l’armée, les journées ponctuées par les battements de tambour du tap’s. Les élèves les plus agités sont enfermés plusieurs jours durant dans les prisons des écoles et soumis au régime du pain sec et de l’eau.

Les surveillants sont d’anciens militaires, souvent d’un faible niveau d’éducation et faisant preuve d’un certain mépris envers les élèves. Des grades propres aux élèves s’instaurent : Fourrier, Majors d’Estime et de Traditions sont autant de distinction dans la hiérarchie des élèves. Les élèves défilent en uniforme, fanfare en tête, dans les rues des villes où se situent des écoles d’Arts et Métiers. L’uniforme est accompagné d’une arme : sabre, lance ou fusil suivant la division. Car on ne parle alors pas de promotions mais de divisions, que l’administration tente par tous les moyens de séparer pour éviter les coalitions et l’effet de groupe qui pourraient tourner à la révolte.

L’administration oppose à l’esprit de corps des élèves une forme de répression stricte, brutale, entretenant ainsi le caractère militaire de la vie à l’école et par voie de conséquence l’esprit de corps des élèves. Cet engrenage conduit à de nombreuses révoltes dont l’intensité et la gravité vont en augmentant à la fin du XIXe siècle jusqu’à prendre la forme d’insurrections.

Des démilitarisations manquées

À plusieurs reprises, des réformes sont engagées pour supprimer le caractère militaire de l’école. En septembre 1832, l’ordonnance de Thiers instaure un régime purement civil. Le 11 octobre 1899, le décret de Millerand modifie l’administration et supprime tous les signes militaires : surveillants, uniforme, élèves gradés.

Après ces réformes, le caractère militaire des élèves a toujours réapparu. Par exemple, l’uniforme supprimé en 1899 est de nouveau porté à partir de 1934.

Des signes encore présents

De cette tradition militaire il reste de nombreux signes s’exprimant dans le folklore des élèves. Le premier et le plus visible est bien sûr l’uniforme auquel les élèves sont profondément attachés. Le monôme est également un héritage de cette période militaire du XIXe siècle.

Des signes plus particuliers peuvent être rapprochés de la conscription. Tout d’abord, la réalisation de la quille n’est pas sans rappeler une certaine Clé d’Ex. Cent jours avant leur libération, les appelés fêtent l’événement en enterrant le Père Cent. Les Gadzarts de première année quant à eux fêtent l’enterrement du Num’s 3 vingt jours avant la fin de l’année scolaire, cérémonie symbole de l’accession à la deuxième année d’études. Chez les appelés, il existe également différentes formes de calendriers permettant de décompter le nombre de jours restant avant la libération, tout comme le décalomètre compte le nombre de jours avant la décale des Gadzarts.

De cette influence militaire, les élèves des Arts et Métiers ont gardé une certaine rigueur dans les rapports. Le monôme, les couplets de l’hymne font aujourd’hui encore la fierté des Gadzarts.

La source ouvrière

Le recrutement des futurs élèves des écoles d’Arts et Métiers s’est toujours voulu très populaire. Les enfants des classes élevées de la société profitent de l’enseignement, ainsi que les enfants issus des classes laborieuses pour qui l’école devient un ascenseur social. L’environnement familial, social, et culturel de ces jeunes a influencé de manière significative les Traditions.

Un recrutement hors normes

Pour analyser ce recrutement, il convient de distinguer plusieurs périodes.

La première correspond aux débuts de l’école. A ses origines, elle est destinée à recevoir les orphelins ou les enfants de soldats mutilés du régiment du duc. Le recrutement se fait donc essentiellement dans la classe militaire.

Vient ensuite une période d’ouverture puisque entre 1810 et 1829, 27% des élèves sont fils de petits employés de l’administration, 23 % de militaires. Les élèves ainsi recrutés montrent peu d’aptitude pour des études techniques et finissent rarement dans l’industrie (ce manque de vocation chez les élèves a failli coûter la vie à l’école en 1830, sujette à de violentes critiques de la part du député Louis Arago ou en 1850 par l’attaque au Parlement par le biais d’une suppression de budget).

La période 1830-1859 voit les débuts des chemins de fer et de la mécanisation de l’industrie. La réforme de 1832 place les écoles sous la tutelle du ministère du Commerce et de l’Industrie. Cela a pour conséquence de réduire la proportion d’élèves fils de militaires ou d’employés de l’administration (passant de 50 à 22%), au bénéfice de fils d’artisans, d’ouvriers qualifiés, de petits entrepreneurs.

Entre 1860 et 1890, le pourcentage des pères fonctionnaires et militaires tombe encore, jusqu’à 13%. En revanche, le pourcentage de pères travaillant dans l’industrie triple (de 10 à 27%). Ces pourcentages reflètent la croissance industrielle et le déclin de l’artisanat. Et c’est dans le niveau social même que l’on trouve toute l’originalité du recrutement des Arts et Métiers. Le pourcentage des fils de contremaîtres et ouvriers de l’industrie passe de 2% au début du XIXe siècle à 27% à la fin de ce même siècle.

L’influence syndicale et la culture ouvrière

Étant donné le mode de recrutement de l’école, les classes qui y sont admises sont considérées par la bourgeoisie comme des « classes dangereuses ». Identiquement au schéma classique de l’industrie, l’administration de l’école cherche, tout au cours du XIXe siècle, à détruire la culture ouvrière des élèves et à les acculturer au mode de vie bourgeois. L’objectif de l’école est alors de fournir à l’industrie des cadres techniquement compétents et socialement sûrs, qui exécutent loyalement les ordres d’en haut et surveillent les ouvriers dans l’atelier.

L’origine sociale des élèves (peu d’aptitudes aux études techniques, faible niveau scolaire) provoque à l’école chahuts, révoltes et évasions. Les élèves n’ont d’ailleurs pas peur à l’époque du renvoi ni même de la prison de l’école, avec son régime de pain sec et d’eau. Les trois quarts d’entre eux n’ayant plus de parents ou n’ayant plus de contact avec eux, l’école ne peut pas compter sur leur intervention ni renvoyer les plus mauvais sujets dans leurs foyers. Jean-Jacques Labâte, principal de l’école de Châlons en 1808, attribue à leurs origines ce mauvais comportement des élèves : « …Étant sortis pour la plupart des dernières classes du peuple, et étant entrés à l’école dans un âge plus ou moins avancé, ils y ont apporté des sentiments bas, une âme vile, et la grossièreté la plus révoltante. »

On retrouve tout au long de l’histoire, de façon diminuée certes, ce chahut quasi chronique des élèves. Tantôt, ce sont les professeurs qui sont victimes des élèves, tantôt les surveillants ou d’autres catégories de personnel de l’école.

De plus, la révolution industrielle de la deuxième moitié du XIXe siècle et la naissance du syndicalisme renforce chez les élèves le militantisme. Cet effet de groupe est démultiplié par le régime de vie de l’internat. Les écoles d’Arts et Métiers sont alors les seules écoles techniques en Europe à être des internats à financement public. L’internat, obligatoire de 1803 à 1964, repose sur le principe de la clôture séparant les élèves du monde extérieur. Un réel esprit de corps se forge à ce moment, calqué sur le mouvement syndical et reproduisant les conflits des classes dans l’industrie. Ce militantisme se retrouve aujourd’hui par un comportement souvent virulent des élèves vis à vis de l’administration.

L’attachement à la classe ouvrière est présent depuis la création de l’école. Aujourd’hui encore il peut être caractérisé par le port de la biaude, à l’origine tenue dévolue au travail aux ateliers, maintenant symbole de l’esprit de corps des élèves et de cet attachement ouvrier.

De nos jours, cette culture de la simplicité des rapports se manifeste par un mode de vie qui se veut franc, simple, dépourvu de tout artifice de forme.

Conclusion

Les Traditions des Arts et Métiers puisent leur origine dans des phénomènes de société. Elles ont suivi les évolutions sociales, idéologiques et politiques. À partir du courant de pensée des philosophes du XVIIIe siècle, progrès humain par la science, laïcité et raison, les sources d’influence sont très diverses puisque le compagnonnage, à travers son mode de formation, l’armée, avec son mode de discipline, et la culture ouvrière, par le syndicalisme naissant du XIXe siècle, ont conduit à élaborer une alchimie tout à fait originale, formant un mode de vie et de pensée. Par ces évolutions en prise sur la société, le Gadzarts est à même de jouer un rôle social grâce à la réflexion procurée par les Traditions, qu’il les adopte ou les conteste.

Compte tenu de ces évolutions, les influences qui pèseront sur les Traditions ne se dégagent pas encore clairement. La tendance actuelle de la société au conformisme, à l’individualisme poussé à outrance, ou ne tolérant des groupes ne présentant que des formes apparentes de traditions (comme des groupes régionaux) pose la question de la pertinence même de l’existence de Traditions. Ce phénomène, aux Arts et Métiers, notamment, répond à une recherche de repères légitimes de l’Homme dans la société.

Tom 156 dit Christophe Mouget Cl.198

Bibliographie

BENOIST Luc, Le Compagnonnage et les Métiers, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 1980.

DAY Charles R., Les Écoles d’Arts et Métiers, l’enseignement technique en France XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1991.

DONNADIEU Gérard, La culture Arts et Métiers, Essai d’interprétation sociologique, Paris, Société des Ingénieurs Arts et Métiers, 1997.

HETZLEN Charles, Histoire de l’École des Arts et Métiers de Cluny, Cluny, Association Historique Clunysoise des Arts et Métiers, 2001.

Livre d’Or, Paris, Société des Ingénieurs Arts et Métiers, 1980.

ROUTIER Christophe, « La conscription et le service militaire », La vie du collectionneur, N°389, 16 novembre 2001.

Commentaire (1)

  • Jean-Jacques Troianowski| octobre 2, 2021

    Bravo pour ce très beau travail de recherche et de compréhension, très utile en ces temps de manque de repères.
    Jean-Jacques Troianowski, dit Tro², KIN 71

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